La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr

0 45 09.06.2025 Introduction

Chercher Élimane, c’est se chercher soi-même dans le labyrinthe de l’Histoire, des silences et des vérités interdites.

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J’ai lu Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem, un écrivain malien. À sa parution, ce roman a reçu un accueil très favorable et a même été salué comme le Grand Roman Africain. Il est intéressant de noter qu’on a évoqué un prix Goncourt à son sujet, une ironie notable puisque le livre qui lui est consacré l’a effectivement remporté.

Le Devoir de violence a révélé que, si les colonisateurs français étaient cruels, leurs prédécesseurs africains l’étaient tout autant. Très vite, le roman a été accusé de plagiat, retiré de la vente, et Ouologuem a disparu de la scène littéraire.

Eh bien ! Sache, lecteur, qu’aujourd’hui ce n’est pas de ce livre que je viens te parler, mais de celui-ci :


La plus secrète mémoire des hommes raconte l’histoire d’un écrivain sénégalais fictif nommé T.C. Elimane. Bien qu’il ne soit pas Ouologuem, son parcours y fait fortement écho. Elimane, comme on l’apprend dès les premières pages, incarne les trois prouesses de l’écrivain mythique : un nom à initiales, sans prénom ; un seul roman publié ; puis une disparition totale.

Le narrateur est Diégane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais, comme son créateur. Il bénéficie d’une bourse pour étudier en France, mais aspire avant tout à devenir romancier. Trois jours avant sa rupture avec Aïda, une femme mi-colombienne, mi-algérienne, il publie son premier roman. Aïda voulait rejoindre la révolution algérienne et couper tout lien. Le roman ne connut pas plus de succès que leur relation. Diégane envisage désormais d’écrire une œuvre ambitieuse.

Depuis longtemps, il s’intéresse à Élimane, mais il est impossible de trouver un exemplaire de son œuvre maîtresse, Le Labyrinthe de l’inhumain. Comme Ouologuem, Élimane fut accusé de plagiat. Les éditeurs retirèrent le livre, qui ne fut jamais réédité. Faye le cherche partout, espérant en trouver un exemplaire en arrivant en France. En vain.

En France, il peut consulter les archives et retracer l’histoire. L’ouvrage, publié pour la première fois en 1938,  soit trente ans avant Le Devoir de violence,  reçut des critiques mitigées. Mbougar Sarr se moque brillamment du racisme des critiques français. L’un qualifie Élimane de « Rimbaud nègre ». Un autre prétend que le livre est si brillant qu’il ne peut avoir été écrit par un Africain, mais plutôt par un Français se faisant passer pour tel. Les critiques racistes abondent. Puis viennent les accusations de plagiat, le retrait du livre, et la disparition de l’auteur.

Faye partage un appartement avec Stanislas, un traducteur polonais, qui traduit Ferdydurke de Witold Gombrowicz en français. Ses recherches révèlent qu’Élimane séjourna à Buenos Aires, où il rencontra Gombrowicz et Ernesto Sabato.

Un jour, dans un bar, Faye aperçoit Marème Siga D., célèbre romancière sénégalaise, assez âgée pour être sa mère. De nombreux écrivains africains fictifs apparaissent dans le roman, certains sans doute inspirés de figures réelles. Faye admire Siga pour son œuvre, mais, face à elle, il est surtout captivé par sa sensualité. Elle est bien trop intelligente pour lui. Chez elle, elle confie qu’elle n’aime pas coucher avec des écrivains, toujours tentés d’utiliser la scène dans leur prochain roman plutôt que de s’intéresser à elle. Malgré cela, elle lui montre un livre. C’est, bien sûr, Le Labyrinthe de l’inhumain.

Faye emprunte l’ouvrage, le lit toute la nuit, puis le relit. Fasciné, il le fait lire à d’autres écrivains africains, eux aussi conquis. Tous conviennent qu’il doit être réédité. Il recopie le texte sur son ordinateur, se comparant à Pierre Ménard dans la nouvelle de Borges. Il espère le faire republier.

C’est à partir de là que le récit se déploie, à commencer par les souvenirs de Siga. Elle, Faye et d’autres se lancent à la recherche d’Élimane, pour découvrir ce qui s’est réellement passé.

Beaucoup ont souligné la maîtrise exceptionnelle de la langue française de Mbougar Sarr. Il est évident qu’il écrit un français superbe, bien supérieur à celui de nombreux écrivains français. Mais il raconte aussi une histoire d’une richesse rare.

Le Labyrinthe de l’inhumain, écrit en 1938, fut soutenu par une petite maison d’édition, Gemini, dirigée par un couple juif, Thérèse Jacob et Charles Ellenstein. Ils soutiennent Élimane avec passion, mais ce sont eux qui paient les pots cassés : retrait du livre, indemnisation des ayants droit, ruine financière. Leur fidélité à Élimane demeure, malgré sa disparition. Plus tard, le relais est pris par Brigitte Bollème, auteure d’une critique préliminaire du roman, puis d’un livre retraçant ses propres recherches. Elle passe à son tour le flambeau à Siga, peut-être parente d’Élimane, qui le transmet enfin à Faye. Chacun découvre un pan du mystère, partageant ses découvertes avec le narrateur.

Mais si vous vous attendez à une simple enquête littéraire, à la recherche d’un auteur disparu, comme ce fut le cas avec Ouologuem, vous serez surpris. Le récit devient labyrinthique : nazis, poétesse haïtienne, club de strip-tease, dénonciation du racisme, scènes de sexe parfois cocasses (dont une digne du prix du « Bad Sex in Fiction »), polygamie, mysticisme, deux guerres mondiales, cécité, horreurs du Zaïre, narrateurs peu fiables...

Même si Élimane reste central, on suit aussi la trajectoire de Faye, ses échecs amoureux, ses ambitions littéraires, ses relations parfois tendues avec d’autres écrivains. Vers la fin, il retourne au Sénégal : poursuite de la quête, retrouvailles avec les parents, amis, ex-compagnes. Le pays est en ébullition politique. Faye essaie de rester en retrait, mais un ami prend un engagement radical, et une ancienne petite amie engagée refait surface. Il se retrouve impliqué, critiqué sur les réseaux sociaux :

« Vous êtes la voix des sans-voix. Pourquoi ce silence ? Ne nous trahissez pas ! Les Blancs parlent de vous en France, mais que dites-vous de votre pays ? »

On l’accuse même d’être un Nègre de la Maison.

Ce roman est, à mon sens, l’un des meilleurs que j’ai lus depuis longtemps. Probablement l’un des meilleurs, sinon le meilleur, romans africains contemporains. Mbougar Sarr ne se contente pas d’écrire un français remarquable. Il propose une méditation puissante sur ce que signifie être africain, dans le monde d’aujourd’hui comme dans celui d’Élimane, en 1938. Le choix d’un couple d’éditeurs juifs pour soutenir Elimane n’est pas anodin : eux aussi appartiennent à une minorité persécutée, en particulier à la veille de la Seconde Guerre mondiale.


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Stéphane Kabamba

Écrivain-poète et blogueur

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